Les fractures sociales continuent de se creuser au Maroc, malgré les progrès enregistrés sur plusieurs fronts. Cette situation démontre une aggravation qui menaçe les acquis des deux dernières décennies.
Selon le dernier rapport du Haut-Commissariat au Plan (HCP), « Lutte contre la pauvreté, réduction des inégalités sociales et territoriales, développement humain et équité de genre au Maroc – Progrès et défis », l’on constate une montée de la vulnérabilité, le rebond de la pauvreté absolue et le retour préoccupant des inégalités de niveau de vie. Un signal d’alarme au moment où le pays affiche pourtant des indicateurs économiques globalement positifs.
Le pouvoir d’achat sous pression
Jusqu’en 2014, les Marocains ont connu une progression continue de leur niveau de vie. Le revenu disponible brut par habitant a doublé entre 2000 et 2014, passant de 11.000 à 21.000 dirhams. Cette période, marquée par une inflation modérée, a permis une amélioration sensible du pouvoir d’achat.
Mais cette dynamique s’est essoufflée. Dès 2015, les signaux se sont inversés : croissance moins vigoureuse, ralentissement de la création d’emplois, et surtout, une succession de crises, pandémie, inflation mondiale, sécheresses, etc., qui ont rongé les gains précédents. Le choc le plus fort survient en 2020 : le pouvoir d’achat s’effondre de 5,4 %, un niveau inédit depuis des décennies. Si la reprise de 2021 a permis de limiter les dégâts, elle reste fragile. En 2023, malgré une hausse de 7,7 % du revenu nominal, l’inflation limite la progression réelle à seulement 1,5 %.
Sur l’ensemble de la période 2010-2023, le pouvoir d’achat moyen des ménages marocains n’a progressé que de 1,1 % par an, soit deux fois moins vite qu’entre 2000 et 2009.
La pauvreté progresse en ville
Autre enseignement du rapport : la pauvreté extrême, mesurée selon le seuil international de 1,9 dollar par jour, est quasiment éradiquée. Moins de 0,3 % des Marocains vivaient en dessous de ce seuil en 2022. Une avancée indéniable, saluée par les institutions internationales.
Mais cette réussite masque un retour inquiétant de la pauvreté absolue. Celle-ci, qui touchait 1,7 % de la population en 2019, atteint désormais 3,9 %. En trois ans, le nombre de personnes concernées a plus que doublé, passant de 623.000 à 1,42 million.
Le basculement est encore plus marqué en milieu urbain. Le nombre de pauvres en ville a été multiplié par près de cinq entre 2019 et 2022. Une inversion historique, alors que la pauvreté était jusqu’ici principalement rurale. Le choc économique du Covid-19, combiné à une flambée des prix et à la précarisation de l’emploi urbain, explique en grande partie cette évolution.
La vulnérabilité change de visage
Le rapport du HCP souligne également une forte progression de la vulnérabilité économique. En 2022, 4,75 millions de Marocains étaient considérés comme vulnérables, contre 2,6 millions trois ans plus tôt. Là encore, le phénomène touche désormais autant les villes que les campagnes.
Près de la moitié des personnes vulnérables vivent aujourd’hui en zone urbaine, une première. Cette mutation appelle une révision en profondeur des politiques sociales, longtemps centrées sur les zones rurales. Les nouvelles poches de précarité apparaissent désormais dans les périphéries urbaines, là où les filets sociaux restent trop faibles face aux chocs économiques.
Les inégalités reprennent de la vigueur
Après une décennie de réduction progressive, les inégalités de niveau de vie repartent à la hausse. L’indice de Gini est passé de 38,5 % en 2019 à 40,5 % en 2022, retrouvant son niveau du début des années 2000. Ce rebond s’explique par une baisse plus rapide du niveau de vie des ménages modestes, alors que les plus aisés ont mieux résisté aux crises récentes.
Le creusement des écarts est visible notamment dans les dépenses alimentaires. Les foyers les moins aisés ont dû réduire leur consommation de produits de base, tandis que les plus riches ont conservé leur niveau de vie. La part de la consommation nationale détenue par les 20 % les plus pauvres est retombée à 6,7 %, un niveau historiquement bas.
Un développement humain à deux vitesses
Le Maroc a franchi en 2023 le seuil symbolique du développement humain élevé, avec un indice de 0,710. Mais cet indicateur masque des disparités importantes. Lorsqu’on l’ajuste aux inégalités, l’indice chute à 0,517, preuve que près d’un quart des progrès sont annulés par la répartition inégale des ressources.
La pauvreté multidimensionnelle, qui prend en compte les conditions de vie, la santé et l’éducation, reste fortement concentrée en milieu rural. En 2024, plus de 72 % des Marocains concernés par cette forme de pauvreté vivent dans les campagnes, malgré les améliorations globales.
Le moment de revoir les politiques publiques
Le HCP appelle à une nouvelle approche. Il ne suffit plus d’agir secteur par secteur. Il faut penser le développement à l’échelle territoriale, en ciblant les zones les plus touchées par la précarité et les inégalités. Le discours du Trône de juillet dernier avait déjà insisté sur la nécessité d’un développement plus équilibré.
L’enquête nationale sur le niveau de vie, prévue pour octobre 2025, devra permettre de mieux orienter les politiques publiques. Mais une chose est sûre : les fractures sociales qui traversent aujourd’hui le Maroc ne pourront être résorbées sans une refonte des priorités sociales, un renforcement de la protection des plus vulnérables, et un engagement clair en faveur de l’égalité des chances sur l’ensemble du territoire.