Le tissu productif informel continue de peser lourd dans l’économie marocaine. Selon la dernière Enquête Nationale sur les unités de production opérant dans l’informel réalisée par le Haut Commissariat au Plan (HCP), le secteur informel continue de s’imposer comme un pilier ambivalent de l’économie marocaine. Avec plus de deux millions d’unités de production recensées en 2023, il gagne certes en volume, mais perd toutefois en influence dans la création de richesse nationale. Une dynamique qui souligne un paradoxe persistant : l’ampleur d’un secteur vital, mais sous-intégré, peu encadré et en grande partie invisible pour les institutions.
Dans le détail, le pays comptait, en 2023, quelque 2,03 millions d’unités de production opérant en dehors des circuits formels. Un chiffre en hausse de plus de 350 000 par rapport à la dernière enquête de même acabit réalisée par le HCP en 2014. Cette croissance, portée à 77 % par les zones urbaines, repose presque entièrement sur de très petites structures, souvent réduites à une seule personne. Le commerce en constitue encore le socle, même si les services et le bâtiment gagnent du terrain. L’essentiel de cette activité se déploie en dehors de tout local professionnel. Le modèle dominant reste celui d’un entrepreneuriat de nécessité, fragile et sans moyens, évoluant souvent dans l’espace public ou au domicile.
L’enquête confirme une dépendance quasi exclusive à l’autofinancement. Près des trois quarts des unités ont été créées sans recours au crédit, une tendance qui se prolonge dans leur fonctionnement quotidien. À peine 2 % des dirigeants disposent d’un compte bancaire dédié. Ce manque d’ancrage financier formel ne résulte pas seulement d’un défaut d’accès, mais traduit aussi une méfiance envers le crédit et des structures juridiques inadaptées à leur réalité.
L’enregistrement administratif reste marginal. Moins de 15 % des unités sont inscrites à la taxe professionnelle et les affiliations à la CNSS, au registre du commerce ou au statut d’auto-entrepreneur peinent à décoller. Même lorsque les unités disposent d’un local, le passage au formel reste rare. Ce déficit s’explique par des contraintes économiques, mais aussi par une inadéquation entre les dispositifs existants et les conditions d’exercice dans l’informel.
Sur le plan humain, l’économie informelle reste marquée par une forte domination masculine, une faible représentativité des femmes, et une lente montée en qualification. Le niveau scolaire des chefs d’unité progresse, mais les femmes continuent d’évoluer à la marge, souvent poussées par des contraintes de survie économique et freinées par des obligations familiales difficiles à concilier avec l’activité.
L’informel se consolide numériquement, mais sa place dans l’économie nationale s’érode. Sa part dans la production hors agriculture et administration publique est passée de 15 % à 10,9 % en neuf ans, malgré une hausse de plus de 28 % du chiffre d’affaires global. Cette perte d’influence relative traduit une croissance moins rapide que celle de l’économie formelle et souligne une limite structurelle de son modèle.
Le repli de certains secteurs comme le textile, au profit de l’agroalimentaire, traduit une recomposition interne plus qu’un renouvellement profond. La création de valeur reste fortement polarisée : 20 % des unités concentrent plus de 65 % de la valeur ajoutée, confirmant la faible productivité généralisée du secteur.
L’emploi, quant à lui, reste massif mais peu sécurisé. L’informel absorbe encore un tiers des postes non agricoles, mais l’essentiel relève du travail indépendant, peu ou pas encadré. Le salariat reste rare, souvent issu de réseaux personnels et dépourvu de toute protection.
Enfin, les liens avec le secteur formel s’intensifient, tant en amont qu’en aval, signe d’une porosité croissante entre les deux sphères. Pourtant, cette progression ne suffit pas à structurer durablement les échanges. La production informelle reste avant tout tournée vers la consommation des ménages, et les débouchés restent essentiellement locaux et précaires.
Derrière les chiffres, l’enquête confirme la fonction sociale essentielle du secteur informel. Mais elle éclaire aussi, plus nettement que par le passé, les limites d’un modèle de croissance sans encadrement, où l’activité économique rime trop souvent avec précarité.