Sur les hauteurs de Khemisset, les sillons laissés par les charrettes dessinent encore les usages d’un autre temps. Mais ce sol, hérité des aïeux et transmis de génération en génération, est désormais au cœur d’un affrontement silencieux. Depuis que l’État a engagé un vaste programme de transformation des terres collectives, les lignes bougent, souvent à marche forcée, au grand désarroi des communautés rurales.
Le Maroc compte environ 15 millions d’hectares de terres collectives, soit près du tiers de ses terres agricoles. Ces espaces, longtemps régis par des statuts coutumiers, ne sont ni entièrement publics ni vraiment privés. Ils appartiennent à des communautés ethniques ou tribales, selon des droits d’usage partagés. Ce flou juridique s’est transformé, au fil des années, en terrain de tensions multiples. Car derrière l’enjeu agricole, c’est aussi une manne foncière qui attise les convoitises.
Depuis quelques années, les pouvoirs publics poussent à ce qu’ils appellent la melkisation. Le principe consiste à attribuer des titres de propriété individuelle aux ayants droit, dans le but affiché de stimuler l’investissement, garantir la sécurité juridique et insérer ces terres dans un circuit économique plus performant. Officiellement, plus de 60 000 hectares ont déjà été titrés dans les régions du Gharb et du Haouz. Mais sur le terrain, la réforme laisse un goût amer à bien des familles.
« On nous a promis un titre, mais on nous impose des délais, des frais, et surtout aucune garantie que ce qu’on reçoit corresponde à nos droits réels », soupire Rachid El Kadi, membre d’une communauté soulaliya près de Settat. Son père utilisait une parcelle depuis quarante ans. Aujourd’hui, il redoute de la voir passer aux mains d’un investisseur, sans qu’il n’ait son mot à dire.
Les tensions ne viennent pas toujours de l’extérieur. Au sein même des tribus, les désaccords se multiplient. Les jeunes, souvent diplômés mais sans emploi, revendiquent une part de ces terres pour créer des projets agricoles ou artisanaux. Les aînés, plus attachés aux équilibres traditionnels, freinent ces aspirations. Certaines femmes, longtemps exclues des droits fonciers, se battent aussi pour être reconnues comme ayants droit, à l’image des collectifs de Soulaliyate qui se sont mobilisés dans plusieurs provinces du Royaume.
Dans la région de Kénitra, Aïcha Marouane, 43 ans, se bat depuis quatre ans pour obtenir une indemnisation après l’expropriation de terres exploitées par sa famille. « Mon frère a été compensé, pas moi. Pourtant, j’ai vécu sur cette terre comme lui. On nous parle d’égalité, mais sur le terrain, rien ne change », lâche-t-elle, amère.
L’État justifie sa démarche par la nécessité de rationaliser l’usage du foncier, de soutenir l’agriculture moderne, et de faciliter l’implantation de projets industriels ou d’infrastructures. Dans les faits, les déclarations d’utilité publique se multiplient, ouvrant la voie à des expropriations souvent contestées. Les appels d’offres pour la valorisation de ces terrains peinent toutefois à attirer des porteurs de projets locaux, freinés par la complexité administrative et les exigences de mise de fonds.
De plus en plus de voix s’élèvent pour dénoncer un processus qui, sous couvert de modernisation, fragilise les équilibres sociaux et ouvre la porte à une concentration foncière. Car une fois titrées, les terres collectives peuvent être vendues. Certaines ont déjà été revendues à des promoteurs immobiliers ou des agro-industriels, dans des zones proches des grandes agglomérations.
En avril dernier, lors d’une conférence sur la gouvernance foncière organisée à Rabat, des experts ont souligné l’urgence d’une réforme plus transparente, intégrant mieux les besoins des populations locales. Mais sur le terrain, la méfiance reste forte.
L’avenir de ces terres se joue désormais entre les promesses de développement, les intérêts privés et le poids de traditions séculaires. Et chaque hectare titré ajoute une nouvelle ligne à ce récit foncier complexe, où personne ne semble prêt à céder sans lutter.