Dans l’atelier baigné de lumière d’un maalem à Fès, chaque éclat de faïence raconte une histoire. Une histoire de patience, de savoir-faire, de transmission. Le zellige marocain, art ancestral de la céramique émaillée, continue de fasciner le monde. Et si ses motifs géométriques ornent les palais, mosquées et riads depuis des siècles, c’est grâce à la main d’hommes qui, dans l’ombre des fours et des établis, font perdurer un savoir inégalé.
« Le zellige, c’est un langage. Chaque motif a son nom, chaque combinaison sa symbolique. On ne pose pas des formes, on compose un récit. » Ainsi parle maalem Hamid, la soixantaine digne, l’œil vif derrière ses lunettes tachées d’émail. Dans sa petite fabrique de la médina de Meknès, il façonne l’argile rouge depuis l’enfance. « Mon père m’a appris à couper les tesselles avec la marteline à 10 ans. Aujourd’hui, c’est mon fils qui me seconde. »
Le processus reste inchangé depuis des générations : l’argile, extraite des plaines proches, est pétrie, moulée, séchée au soleil puis cuite à haute température. Vient ensuite l’émaillage, aux couleurs symboliques – bleu cobalt, vert cuivre, blanc de Fès, noir de manganèse… Puis le plus long : la découpe à la main, bechriha, et l’assemblage des motifs, comme un immense puzzle, à l’envers.
Des patios de la médersa Bou Inania aux fontaines de Marrakech, en passant par les murs contemporains de certains hôtels de luxe, le zellige est partout. Mais sa complexité, elle, reste souvent invisible. « Il faut des années pour former un bon zelligeur. Ce n’est pas juste poser des carreaux. C’est une discipline, presque une méditation », explique maalem Mustapha, rencontré à Tétouan.
Si le zellige se distingue par ses motifs étoilés, ses mandalas fastueux, ses compositions symétriques et ses teintes profondes, il est aussi un support de spiritualité et de mathématique. L’art islamique bannit la représentation figurative. Le zellige devient alors un terrain d’exploration de l’infini, du divin, à travers les formes. « Les étoiles à huit branches, par exemple, symbolisent l’équilibre et l’harmonie. »
Mais cet art, pourtant précieux, est menacé. Le temps, l’industrialisation, le manque de relève. « Beaucoup de jeunes ne veulent plus apprendre. C’est long, c’est dur, et ça ne paie pas bien. On préfère les métiers rapides », regrette maalem Abderrahmane, dans son atelier de Salé. Il forme encore quelques apprentis, mais sent que l’appel du numérique est plus fort que celui de la marteline.
Heureusement, des initiatives émergent. Certaines coopératives féminines commencent à intégrer le travail du zellige dans des objets design. Des écoles d’arts traditionnels, comme celle de Fès ou de Tamesna, essaient de valoriser cet héritage. Et des commandes d’hôtels, de musées et même de maisons privées à l’étranger redonnent du souffle à la filière.
Aujourd’hui, le zellige se réinvente. Il se pose en fresques murales dans les villas de Casablanca, s’invite dans les restaurants de Tokyo ou les galeries de New York. « Il y a une demande pour des pièces contemporaines, plus épurées, moins chargées », explique un jeune architecte marocain, passionné de patrimoine. « Mais ce sont toujours les maalems qui donnent le ton. Eux seuls savent jouer avec l’émail et la géométrie. »
Et si demain, le zellige se mettait à raconter de nouvelles histoires, plus personnelles, plus modernes ? Maalem Hamid sourit : « Tant que la main reste fidèle à la terre, le zellige vivra. Même si le monde change. »